Tout vient à point à qui peut attendre!
(ou Grenoble-Sion via Chamonix)




Lors d'un précédent article relatant un vol intéressant, je m'étais alors placé sous le patronage philosophique de La Fontaine pour qui j'ai beaucoup d'affection. Avec ce vol-ci, je l'oblige à céder la place à Clément Marot qui ne lui cède en rien côté bon sens.
Depuis plus de 12 ans que j'en rêvais, une vieille légende du vol libre alpin me revenait souvant. C'est en 1983 qu'un fameux quatuor avait alors réalisé une sacrée première: un magnifique Grenoble-Chamonix interrompu par l'orage qui grondait vers le Mont-Blanc. Il s'agissait de G. Coppier, S. Laurent, R. Poiteau et J. Roussot. J'avais depuis plusieurs fois échoué sur le même itinéraire, souvent au classique trou bleu de la Vallée des Huiles.

Ce 21 mai 1995,la météo n'a pas été géniale : ciel couvert avec un vent de Sud modéré (20 à 30 km/h). Mais le soir, une belle instabilité semble se dessiner si j'en juge par une atmosphère d'une extraordinaire limpidité, souvent signe favorable. Le bulletin météo prévisionnel de l'Isère me confirme mon impression en annonçant des conditions intéressantes pour le lendemain. Je me promets de rester à l'affût.

Le 22 mai vers 10h30, les premiers moutons blancs sur les faces Est et les prévisions météo de la journée me font trépigner. Je sens qu'il va se passer quelque chose! J'ai la chance de pouvoir monter une manip. sur Chamrousse avec quelques éléments du GCVL dont Philippe Wagnon à qui je propose une grande ligne droite vers le Nord mais qui préfère tenter un bel al1er-retour de 120 km. Avant de partir, j'ai une dernière prémonition et emporte ma carte d'identité, ce que je ne fais jamais.

A partir du bâtiment du CAF de Chamrousse, terminus routier; c'est le classique parcours du combattant pour monter à pied au décollage de l'Aiguillette. Nos ailes sont prêtes vers 13h15. Une armada de parapentes est déjà en place. C'est un bon point: ils vont pouvoir nous donner des informations intéressantes rien qu'en les regardant. Les premiers ont déjà décollé et il n'y a rien d'extraordinaire. Le plafond est à peine à 100m au-dessus du décollage. Pourtant, en visuel, tout le reste de la chaîne de Belledonne est jalonnée depuis une bonne demi-heure par de confortables relais nuageux dont un, prometteur, sur le Grand Colon. Je sais que. comme très souvent, il ne faut pas compter sur des miracles à cette heure à Chamrousse. Philippe et moi sommes d'accord: si on veut faire quelque chose aujourd'hui, il ne faut plus attendre.

Il décolle vers 13h40, je le suis 5 mn après. Pendant que Philippe bataille dur dans des petits zéros, je pars d'un petit 200m péniblement acquis. J'arrive bas au Colon, mais il se montre généreux comme prévu et permet rapidement d'atteindre un bon plafond à 2500m. Question vent, la météo s'est plantée qui l'annonçait de secteur Sud-Ouest moyen. Ii est à peine perceptible.
Pas de problème majeur jusqu'à Prapoutel et le Grand Rocher. L'allure est rapide, les conditions excellentes. Philippe suit à un thermique. Le dernier cumulus avant le Collet d'Allevard est au col du Barioz. Un planeur enroule. Je fonce sur le collègue. Au moment où j'arrive, le cum se défait et me laisse quelques soubresauts chaotiques. Le planeur doit bien rire !

J'ai le choix: soit attendre sur place le prochain cycle et perdre du temps, soit continuer en rase-mottes sur la longue échine qui descend sur Allevard. Je continue à toute allure car je compte sur la pente Sud du Collet pour me refaire. J'ai effectivement bien appréhendé l'instabilité du jour car ca monte fort en avant de l'émetteur. Tant mieux, car cette traversée est stratégiquement importante et il n'est pas rare de s'y casser les dents. Je remonte vers 2000m et néglige la ceinture généreuse du haut relief.

Je fonce sur Val Pelouse qui donne très fort aussi. Cela devient très facile en marsouinant au plafond jusqu'à l'entrée de la Vallée des Huiles qui, elle, la fourbe, est toute bleue, comme souvent. Il va falloir faire très attention. Tout là-bas au fond, un petit mouton s'est bien constitué au-dessus du Grand Arc, mais tellement loin...

Je fais mon dernier plein avant le désert bleu et m'apprête à aller souffrir dans le fer à cheval du fond des Huiles.
Je suis cependant vigilant, on ne sait jamais. C'est un bon calcul, l'instabilité est bien là et le nuage se forme au col du Grand Cucheron, un peu décalé côté Maurienne.
Je décale aussi et prend un gros thermique qui me monte à 2800m dans le blanc. Comme les plafonds montent, tout s'améliore.
Je peux shunter la crête du décollage de Chamonix. souvent décevante, et j'accélère tout droit sur la combe du Grand Arc, si vite que la transition me coûte 1500m de dénivelé, mais entre temps le gentil mouton est devenu un gros bélier tout gris.
Je me fais satelliser jusqu'à 3100m par un bon coup de corne. Les plafonds montent encore. Je peux alors envisager un retour sur Chamrousse avec à la clé un bel aller-retour encore jamais réalisé, mais je sens que je tiens le bon bout.
Je refais un dernier plafond (3200m) à la Grande Lance avant la traversée de La Tarentaise. Tout cela agrémenté d'une facétie douteuse d'un planeur qui me fonce dessus pour plonger au dernier moment.
C'est le dernier endroit où j'ai un contact radio avec Philippe qui me confirme qu'il tente le retour depuis les Huiles (retour d'ailleurs réussi, bravo !).

Après une traversée sans problème, j'arrive alors au Fort du Mont. au-dessus d'Albertville. Après avoir un peu cherché la pompe avec un parapente venant des Aravis, je remonte à nouveau à un confortable 3200m à la Roche Pourrie. Je vois le Mont Blanc, un peu plus loin, et suis fasciné par son énormité.

J'encape alors la vallée du Beaufortain avec l'idée d'aller chatouiller le Signal de Bisanne et la crête qui mène au Mont d'Arbois.
En effet. elle est chapeautée par des nuages, mais au fur et à mesure que j'avance, ils ont le mauvais goût de disparaître les uns après les autres. Le Signal est couvert de parapentes qui attendent je ne sais quoi sans décoller. Je renifle une arnaque. Il faut trouver une solution rapidement ou ce sera bientôt une vache à Beaufort.
Je vois (en fait j'avais vu depuis longtemps) une magnifique structure nuageuse sur ma droite au dessus de la montagne d'Outray, mais je suis loin et plus très haut. C'est la situation la plus difficile que j'ai eue à gérer dans ce vol. Je n'ai plus le choix.
Avec un peu de chance, j'aurai une confluence de brises sur l'arête commune aux deux vallées qui partent en Y de Beaufort.

A l'arrivée, j'ai 1400m à l'alti, la vallée est là, juste en-dessous avec l'atterro officiel qui me tend les bras.
Après deux ou trois aller-retour sur l'arête, une de mes plumes s'incline enfin tout doucement et je monte, salué par les habitants des chalets. Je centre et je vois la planète qui s'éloigne.
J'arrive alors sous un boulevard noir géant qui m'emmène sans problème à 3300m, au col du Joly.

De là, j'enfile à rebrousse-poil la vallée dès Contamines en direction du Mont-Blanc. Il me domine déjà de son énorme masse.
Je sais qu'il me manque seulement encore un bon thermique et je pourrai plonger dans la vallée de Chamonix.
J'active l'allure, en chutant beaucoup, d'autant plus que la brise montante à l'air forte. De loin, j'ai repéré un promontoire herbeux au-dessus du village des Contamines-Montjoie. Il fait un fort contraste avec une langue neigeuse.
J'arrive juste au-dessus. Les moutons (des vrais ceux-là !) du chalet du Truc ont à peine le temps de lever la tête que je suis emporté par une pompe forte mais teigneuse, du style "J'te veux pas, si t'insistes j'te vire".
Je me rebelle, mais à 2700m, fatigué par cette ingrate, je la lâche pour passer entre le Mont Vorassey et la pointe du Tricot, puis je fais ma plongée sur Cham., après avoir survolé le Nid d'Aigle.

A ce moment. j'ai bel et bien réalisé mon vieux rêve. Je peux aller me vacher tranquillement au pied du Brévent avec les parapentes.

Mais l'appétit vient en mangeant. J'ai déjà observé une large et majestueuse ceinture nuageuse le long du Massif du Mont-Blanc.
Je ne suis plus très haut quand je repère un grand bitard rocheux ensoleillé entre le glacier de Taconnaz et celui des Bossons. 11 me délivre un excellent thermique très confortable.
Au plafond (3300), je prends donc l'autoroute, direction la Suisse.
Je pense à ma carte d'identité. Je vais alors vivre un des plus grands moments non seulement de ce vol, mais surtout de ma carrière volante. Comme pour me récompenser de ma pugnacité, les nuages se sont déchirés aux endroits adéquats pour m'offrir à portée de plume le Mont Blanc (je dois bien sûr lever la tête), l'Aiguille du Midi et plus loin les Drus et la Mer de Glace. Je vole dans un univers baroque, je suis en dehors du temps. Quelque chose de fort se passe en moi.

Maintenant, je passe le col de Balme: c'est la frontière. Je suis encore à 3000m. Les reliefs géants sont derrière moi.
En bas, je vois Trient et sa vallée étroite, le col de La Forclaz est juste après. J'arrive juste au dessus de la Pointe Ronde à 2700m, dernier bastion avant la vallée du Rhône, énorme bûche qui file vers le Nord-Est.
Il n'y a plus de nuages, ça ne pompe plus. J'ai peur de perdre du gaz à chercher l'ascendance.

Au loin (bien loin !), je vois une grosse dent (celle de Nandaz, je le saurai plus tard) surmontée d'un bon nuage.
Je plonge sur le Rhône et je soigne ma finesse comme je ne l'ai jamais fait. Las ! Aucune pompe ne viendra interrompre ma longue fléchette.
Je trouve seulement quelques bricoles très perturbées par le vent de vallée sur les bords de celle-ci.
J'enroule tout ce qui se présente, mais je sais que c'est la fin et je n'attends pas le dernier moment pour choisir un atterro. En bas, ça craint: vignes, arbres fruitiers, cultures diverses. Seuls quels labours appellent à l'optimisme.
Soudain, une grande ville barre la vallée avec en prime un splendide aérodrome.
Je me sens devenir indésirable. Il me reste 200 ou 300m de gaz avec la perspective de faire 3 ou 4 km de plus quand, ô miracle, j'aperçois une bande herbeuse (fauchée de surcroît) entre un verger et une ligne électrique. Je me mets face au vent pour jouer la partition de la finesse zéro. C'est facile, il y a bien 40km/h de brise. Il est 18h45, j'ai volé cinq heures exactement. Un hélico me survole, j'imagine que débutent des ennuis sérieux et je plie en vitesse malgré une intense fatigue. Mais on en restera là, j'ai dû tout simplement (quel euphémisme !) atterrir dans le couloir réservé. Le soir, je mange et bois valaisan. La plupart des gens ne comprennent pas très bien comment je suis venu là. Qu'importe ! Ils sont sympa et paient de bons coups de fendant.


Analyse du vol et perspectives :

J'ai bouclé 165km en 5 heures, cela fait une bonne moyenne de 33km/h, mais c'est dû aux gros plafonds rencontrés permettant des transitions très rapides. Le vent de secteur Sud a été faible en première partie de vol puis inexistant en seconde partie. Il n'a donc pas joué un rôle déterminant dans ce vol. Avec un vent seulement de 15km/h, je serais sans doute arrivé une demi-heure avant l'extinction des feux dans la haute vallée du Rhône où un ou deux thermiques m'auraient fait jouer des prolongations intéressantes. Mais ce n'est pas grave, quelqu'un y arrivera certainement un jour s'il a le nez de savoir conjuguer :
- une très bonne instabilité avec de bons plafonds
- un vent de secteur Sud conséquent
- un départ plus précoce (avec décollage de la Croix de Chamrousse pour aller directement sur le Grand Colon et éviter le grenouillage sur l'Aiguillette)
- et surtout la volonté de le faire, car croyez-moi, un retour à 8 heures du matin le lendemain, après une nuit sans sommeil et plein de virages, même avec la complicité et la compétence de votre femme, c'est une épreuve difficile.
En tout cas, c'est tout le mal que je vous souhaite.
Alors, à vos marques, pour un bel article de votre part dans un prochain VLI.

Claude DESMURGET

Vol Libre Isère n°53 août 1996