Les Ecrins comme si j'y étais... Les Ecrins... 4102m, sommet caché, secret, point culminant de l'Oisans. Voilà un sommet qui ne peut laisser personne indifférent, et encore moins le montagnard que je suis. Survoler le massif, rentrer à bon port, est un vol qui bien que réussi par quelques libéristes, reste de réalisation aléatoire et rare. C'est à coup sûr un vol fabuleux dans un des cadres montagnards les plus grandioses qui soit : à l'esthétique exceptionnelle s'ajoute le caractère aventureux d'un vol en zone de haute altitude avec ce que cela implique, tant du point de vue des vaches possibles que de la météo d'évolution extrêmement rapide ou des brises en fond de vallée dont la violence laisse entrevoir l'éventualité d'atterros sportifs... Voici quelques uns des moments de vol libre que je ne suis pas près d'oublier. Août 88, j'ai un superbe Select 16, quelques cross à mon actif, il est temps d'essayer le vol de haute montagne. Le col du Granon surmonte la vallée de la Guisanne d'environ 800m, c'est un belvédère superbe d'où l'on peut voir les plus hauts sommets de l'Oisans. Le mythique sommet des Ecrins est là-bas dans toute sa splendeur à 25 km à vol d'oiseau mais 2000m plus haut. Nous montons les ailes sur l'aire de décollage en observant avec inquiétude les hésitations de la flamme devant le départ. Visiblement le vent de nord descend du col de Cristol à l'est du Grand Aréa, cependant quelques passages thermiques redressent la flamme... On attend, les conditions ne nous paraissent pas terribles, les pilotes Italiens coutumiers du site ne se bousculent pas pour décoller. La pente sous le décollage semble régulière et malgré la rareté des passages vent de face, il ne me parait pas très risqué de tenter le coup. J'attends la bouffée et c'est parti. Très vite je regrette cette décision d'impatience, les arbres dans la pente en dessous se rapprochent dangereusement, je suis en fait dans une immense sinusoïde dont les points bas me rapprochent du sol. Au décollage, Jean, Xavier et Cathy ne pipent pas mot, les italiens plus expressifs en appellent à leur mère à grand renfort de "mama mia". Le yo-yo infernal s'arrête enfin à la rupture de pente au dessus de la vallée. Je suis à environ 1600m. Après de tels préliminaires, le besoin de voler n'est plus aussi pressant et je me dirige calmement vers l'atterro ; c'est promis je ne recommencerai plus. Rentrons à la maison, tiens le vario se manifeste, si j'enroulais pour voir...je me retrouve à 2000m dans un thermique de mieux en mieux établi. Je repasse rapidement l'altitude du décollage, j'ai dérivé, malgré le vent contraire, vers les grandes zones rocailleuses bien visibles sous le sommet à l'est du décollage; ça tire de plus en plus, le vario est coincé à + 5, le son lui n'est pas coincé et monte encore, je ne sais pas si c'est le vent du nord qui tape sur le thermique, mais ça commence à danser violemment dans le secteur, vers 3600m après avoir tâté 2 fois de la quille avec les pieds, le vario est à bout de haute fréquence. L'alti, gradué de 10m en 10m, monte à vue d'œil, c'est très impressionnant, le plafond est encore loin et je continue à prendre des accélérations, ça suffit, j'ai ma dose il est temps de plier les gaules... En clair c'est la 1° fois que je prends 2000m dans le même thermique, la 1° fois que je vole aussi haut, bref c'est la 1° fois que je vole à Briançon. Je quitte la bête pour rejoindre la verticale du décollage, où je peux voir les copains en train de plier, si je suis monté très vite, la descente est elle aussi très spectaculaire, dans une brise démente et après avoir traversé des -5m/s, en direction du Lautaret je ne dépasserai pas le Casset. Sans chercher plus loin, j'aligne la vache à planeur du Casset, pré immense entre le Casset et le Monêtier. La tension a été telle durant ce vol que la proximité du sol est très rassurante malgré la brise forte qui descend la vallée (j'aimerais bien que l'on m'explique pourquoi cette brise descend..). En approche vent de face, j'ai presque les pieds par terre, un pétard me remonte une plume, je ne contre pas assez rapidement et c'est parti... tout cabré je reprends la main mais impossible de garder le cap, le moral en berne je reprends contact avec la planète d'une manière que contre-indique formellement le manuel du parfait libériste. Bilan : un vol à 500 fr. (2 montants, quoi! ), quelques petits bobos, c'est pas cher payé ! Les années qui suivront nous verront souvent voler par là-bas avec plus ou moins de réussite, fréquemment nous dépassons les 4000m de plafond sur le Grand Aréa, pour pénétrer le massif il faut alors se diriger vers le lac de l'Eychauda puis contourner la crête qui descend au sud vers le col du Paillon et se refaire en face sud vers la pointe des Arcas puis sur les Agneaux. En ce qui me concerne, je n'ai jamais dépassé ce niveau soit du fait de la météo (orageux), soit à cause du vent de nord qui empêche de décoller dans de bonnes conditions (cf. plus haut...) et, si le décollage est possible, le vent peut forcir avec l'altitude, empêchant alors de se refaire sur les versants sud du côté des Agneaux. Un jour de juillet 91, l'orage nous avait contraint à l'atterrissage, Régis avait atteint 4600m sur le front d'un congestus évoluant en cumulonimbus à une vitesse incroyable, l'image de ce delta devant la masse énorme du nuage planant en soaring au vent du monstre était troublante, Régis, sous les exhortations des copains avait descendu 3000m en très peu de temps. Survoler les Ecrins, vol majestueux s'il en est, je ne l'ai jamais réalisé, j'ai fait mieux, j'en ai rêvé... et Jean Miglietti l'a fait. Ce vol, c'est le vol de Jean en 91 avec Régis et Pascal. En juillet, Jean avait établi une sorte de siège sur ce site, prêt à partir quasiment chaque fois que les conditions lui paraissaient bonnes. Sur place, Joël, local bien connu dont j'ai déjà parlé dans un article précédent, lui donnait les renseignements météo du site, ces indications sont très précieuses, et toujours plus fidèles que n'importe quel bulletin météo inutilisable pour le vol libre. Jean pouvait alors se retrouver au col du Granon à 12h (plus de 120 km), réaliser que le vent de nord était malgré tout trop fort puis revenir en vitesse pour décoller de Chamrousse et voler 3h sur Belledonne. Enfin un beau jour, sur le site Régis Chaigne, pilote solide, compétiteur de longue date, Pascal Schummer moins expérimenté mais très motivé et bien sûr l'ami Jean Miglietti, tous croiseront le sommet tant convoité. Régis et Pascal ont déjà décollé, c'est au tour de Jean, l'atmosphère est extrêmement instable et tout va aller très vite, plafond à 4300m sur la Grande Aréa, jusque-là banal, transition vers la crête en face, direction le lac de l'Eychauda, on contourne l'arête par le sud, puis direction les Agneaux, de là un bon plein puis en avant, direction la pointe de la Grande Sagne puis la Barre Noire, sommets situés sur la crête qui descend du sommet des Ecrins vers le N-E, l'impression est phénoménale, le plafond a tendance à descendre, il passera d'ailleurs de 4300 à 3800m dans l'après-midi. L'arête se remonte facilement jusqu'au sommet de la barre des Ecrins où les formations sont très abondantes. Jean qui a perdu de vue les copains, rentre d'une seule transition en passant par le point bas de la crête séparant les Agneaux du massif du Dôme de Monêtier, Sur ce vol Régis fera un joli coup en revenant des Ecrins en passant par la Grande Ruine, la Meije, le Rateau, massif du Combeynot et retour, parti une heure plus tôt, il trouvera des plafonds de 4500 sur le massif. Jean aura la chance de refaire ce vol en 1992, le cheminement est un peu différent, contour de la crête du massif descendant des Agneaux vers Ailefroide, retour en versant S-O, recherche du boulet vers les Agneaux et, enfin, transition vers la Barre des Ecrins. Plafond vers le sommet, ce n'est pas fini, transition plein S sur le pic Coolidge puis sur le col du Glacier Noir (3481) entre L'Ailefroide et le Pic Sans Nom, ça passe juste..., ça reprend en face sud, plafond sur le Pelvoux puis retour vers les Agneaux et de là pour finir en beauté : un aller retour vers la Tête d'Aval, avant de revenir sur Chantemerle (l'atterro du Granon). De ce vol lui resteront des impressions esthétiques inoubliables notamment avec la traversée vers L'Ailefroide au dessus du Glacier Noir. Certains se souviendront d'un mois de septembre 87, où par je ne sais quelle magie, les plafonds atteignirent plus de 4000m sur la Chartreuse, dans la même semaine quelques pilotes ont volé sur les Ecrins, les récits manquent. Toutefois j'ai souvenir des impressions de vol de Richard Walbec dans un article de Noël Bertrand sur cette semaine fabuleuse, Richard se fait saupoudrer de glace en faisant le nuage sur la Barre des Ecrins vers 5000m d'altitude! Le récit dégageait une émotion certaine ! Un autre récit qui m'avait aussi particulièrement marqué est celui de Gérard Coppier : le 15 août 88, un groupe de deltistes partis de l'Alpe d'Huez avait tourné une balise sur la Roche Faurio (3730m) juste en face des Ecrins, après avoir remonté les vallées menant à Saint Christophe en Oisans puis à la Bérarde. Un pilote Australien Drew Cooper, avait même réussi le retour sur Saint Hilaire, Gérard décrivait des conditions thermiques particulièrement sévères. Il disait même quelque chose du genre "personne ne lâche, alors on continue". A ma connaissance peu de parapentistes ont pu survoler les Ecrins (sans en décoller, bien sûr), Pierre Bouilloux l'a réalisé au cours de l'été 92, lors de l'un de ses périples transalpins. Ces vols sont réellement exceptionnels, les parois croisées au cours de ces vols sont d'une ampleur peu banale, elles sont chargées d'histoires et de drames, ces lieux austères sont riches de tout ce qui fait la beauté du passage des hommes en ces lieux hostiles, L'histoire, de l'alpinisme est riche de la conviction, de la gratuité, de la force et du courage des hommes qui ont osé affronter ces à-pic. Voler en ces lieux magiques n'est pas seulement la Joie sauvage de la découverte, une Joie métaphysique au sens d'une esthétique extrême; c'est aussi un hymne à la mémoire de ceux qui ont osé dépasser et transgresser ce qui était communément admis de leurs contemporains. On reconnaît le même type d'acharnement et de passion qui caractérise les pionniers, en ce sens une certaine pratique du vol libre, exigeante du point de vue de l'engagement, peu soucieuse de ce qui est convenu, constitue une démarche très proche de celle de l'alpinisme. Lundi de Pâques 94 : 15h , Il pleut... dernière touche à cet article, hier encore nous étions, Jean et moi, sur le Glacier Blanc face à la Barre des Ecrins que nous avons tenté à ski dans la journée, course déjà réalisée depuis la Bérarde il y a deux ans. Hélas les chutes de neige ont considérablement modifié nos prévisions et nous n'avons atteint le niveau du refuge des Ecrins vers 13h seulement. Il reste encore 900m de dénivelée, la trace est crevante, le vent de nord glacial descend le glacier en rafales, nous aveuglant de la neige qu'il soulève. J'estime notre marge de sécurité trop faible pour tenter le sommet, Jean me montre la pointe de la Barre Noire, sur laquelle il s'est déjà appuyé deux fois juste avant de transiter sur les Ecrins. Nous mesurons, à la difficulté de notre progression, les possibilités fabuleuses du vol libre dans ces reliefs tourmentés. Depuis mon premier vol dans le Briançonnais, j'ai accumulé les heures de vol, dans des conditions très différentes, j'ai changé d'aile, j'ai appris le parapente, j'ai fait de l'avion (pour voir), du planeur (sûrement un jour...), et si la plaine Espagnole a ses charmes, il n'y a rien que je ne souhaite plus qu'un vol par temps clair avec des plafonds phénoménaux sur le massif des Ecrins. Tout est clair, il ne me reste qu'à attendre d'avoir dans l'ordre : la disponibilité, une bonne météo, et, si tout va bien, je survolerai enfin la Barre des Écrins ! Vol Libre Isère n°45 mai 1994 |