La Ballade de La Bâtie
C'est en grattant la surface du temps que je m'efforce ci-après, de
revivre un vol qui m'a apporté beaucoup d'émotions, de sensations
fortes, de plaisirs et de satisfaction. C'était en Septembre 95.
Je ne sais quelles circonstances avaient encore une fois mis, l'éternel
jeune Papy sur ma route, mais c'est dans son véhicule que les cent km
de Grenoble à Gap furent couverts agrémentés de descriptions
méthodiques des ascenseurs de service sur le traditionnel parcours par
vent de Sud, La Bâtie-Grenoble.
Il en connaît tous les jalons pour l'avoir maintes fois fréquenté
; les noms des monts et des crêtes qu'il énumère s'accumulent
dans ma petite tête avec peu de chance de s'y loger durablement, mais
avec forces détails sur la position des pompes en fin de transition.
Papy va déployer son filet aujourd'hui pour convertir un libériste
confiant des atouts majeurs de sa marque préférée de plumes.
Un vol local sera pour lui la récompense de ce travail et pour moi l'opportunité,
si je m'acclimate aux conditions, de tenter un retour en direction de Grenoble.
En dehors de 2 vols effectués sur ce site en stage itinérant
avec pour objectif l'atterro local, je ne le connais que par le récit
des "anciens".
Un pique-nique très décontracté avec Jacques, le "client"
et sa sympathique famille près de cet atterro augure d'une bonne journée.
Gorgé de soleil, le ventre calé, la soif étanchée
par mon spécial menthe du matin (4 à 5 feuilles de menthe cueillies
à la rosée, dans un demi-litre d'eau pure de Champagnier, ça
vous rafraîchi un bonhomme, ça ne saoule pas et ça combat
le vertige !), il reste à charger les ailes sur le véhicule le
plus approprié.
La longueur du chemin d'accès au décollage, est largement compensée
par la vue offerte sur le Piollit, le Pic de Chabrières, le lac de Serre-Ponçon
surmonté du Pic de Morgon au loin, et plus au Sud, le Mt Colombis.
Ici se retrouvent aujourd'hui, de vieilles connaissances locales ou du voisinage.
Chacun s'affaire sur sa bâche de maraîcher pour en faire jaillir
comme par miracle un élégant oiseau au grand plumage. Le mien
de plumage, fait un peu tache par son âge, au milieu de toutes ces fringantes
bêtes de course.
Qu'importe, ce qui compte c'est de monter assez haut pour tailler la route à
coups de plumes.
Le Sud se renforce, le thermique monte en température, la troupe s'égaille
et s'élève dans le meilleur désordre vers les sommets voisins
du décollage.
En découvrant les contreforts du Piollit et ses pompes associées,
en regardant les autres voler, en accrochant, décrochant, "bonjour
les randonneurs", raccrochant, redécrochant, "rebonjour les
randonneurs" et ainsi de suite plusieurs fois, je me retrouve enfin dans
la bonne vague et savoure le Piollit d'un regard de conquérant.
La radio transmet de partout le frétillement des libellules, qui sur
la crête, qui vers le lac, qui rentre chez lui (mais où ?) ; à
2700, j'annonce mon départ vers le Nord.
En face de moi, au bout de la transition, la Grande Autane, est habillée
d'un beau tas de coton blanc parsemé de chiffons sales. Propulsé
vers le haut devant cette masse, j'atteins un 3000 étonnant par rapport
aux plafonds annoncés à la radio et je dois décider la
transition suivante, au-dessus de la vallée du Drac unifié, (un
peu plus à l'Est, ils étaient le Drac Noir et le Drac Blanc, nés
de sources séparées).
Je tente de contourner la masse bulleuse par l'Ouest ; vue sa faible épaisseur
et ma forte envie de ne pas trop perdre de hauteur, je me permets d'en manger
un peu. Après quelques secondes de vue glauque et de perte de repères,
je sors des nuées à une hauteur rassurante pour rejoindre les
falaises de Palastre.
Là, je ne trouve que des petits trucs du genre j'en prends 10 et j'en
rends 10 ; Papy , où m'as-tu dis qu'était le relais ?
À défaut de mémoire, un flanc ensoleillé, au Sud
depuis le matin et un peu d'éloignement de la falaise me donnent suffisamment
de gaz pour aller palabrer plus loin.
Les négociations avec Eole sont souvent âpres, musclées,
et mon surtoilage ou sous-poids et l'âge (faudra vraiment qu'un jour je
fasse un peu moins de... clavier et un peu plus de muscu...) ne facilitent pas
le dialogue avec ce facétieux et pernicieux personnage.
De temps en temps, je donne ma position supposée, à une radio
qui est généralement, soit sourde, soit muette.
Un dialogue de demi-sourd avec Papy me confirmera qu'il me croit sur la route
de Grenoble alors qu'en fait, lui me situe sur les crêtes du Piolit, à
l'Est vers le lac.
De gré en gré, je parcours les falaises, rarement plus haut que
sous les crêtes dont les sommets sont capitonnés de gris, un œil
toujours inquisiteur vers la plaine à la recherche d'un terrain d'accueil
en cas d'arrêt de la progression.
J'ai finalement assez peu souvent l'occasion de m'approcher de ces crêtes,
et surtout aucune envie de passer de l'autre côté.
Après le Pic Queyrel, le Cuchon me donnera la ressource nécessaire
pour atteindre le Petit Chaillol. La transition sur le Bec de l'Aigle sera rude
et peu agréable. Malgré les secousses, l'équipage tint
bon la route et aborda le flanc de montagne avec conviction et l'espoir d'y
capitaliser quelques hectomètres verticaux...
Décidément je ne gratte pas grand-chose de ce côté
là et quand je trouve du solide, je prends souvent de grandes claques
qui me permettent de vérifier la présence physique des câbles
et de la quille de ma machine à vent. Il va falloir penser à se
poser. La vallée se resserre, la dérive se renforce, les fumées
en bas ont une drôle de gueule allongée et torsadée ; le
couloir d'essais aérodynamique qui suit ne me dit rien de bon. Il ne
doit pas offrir beaucoup de zones accueillantes.
Bon, je cherche une solution posable avec de plus en plus d'inquiétude
quant au manque d'hospitalité et de considération pour ma personne
et son équipage, de la part de la couche gazeuse près du sol.
Une zone me paraissant plus dégagée et accueillante, je m'y dirige
en confiance et me place face au vent pour apprécier sa vitesse réelle,
examiner la situation et repérer le terrain propice. C'est une petite
bosse longue et douce habillée d'une antenne parabolique. A 100m sol,
face au vent le badin indique 39 km/h et je ne bouge pas d'un poil, c'est marrant,
je ne bouge pas non plus à la verticale ; du stationnaire, le pieds pour
se reposer ; un peu de marche arrière déclenche le chant du vario
; petit gauche, petit droit, léger arrière, il s'installe dans
une chanson régulière et soutenue qui se poursuit au profit d'une
satisfaction personnelle proche de la plénitude. De temps en temps je
dois, après m'être fait éjecté du courant, retrouver
mon point d'ancrage et c'est ainsi que je prends tranquillement 800 m de réserve
et la certitude d'aller plus loin sur ce parcours.
Quelques allées et venues sur les côtés de la Roche Courbe,
m'indiquent que la couche n'est plus vraiment laminaire lorsque l'on s'éloigne
de l'axe central du vent dans la vallée ; on comprends dans ce cas-là
ce qu'est un simulateur de machine à laver ; c'est moderne et ça
brasse le petit linge ! Quel réalisme !
Néanmoins un gain supplémentaire de quelques 300 m m'ouvre la
route de l'étape suivante.
Satisfait de n'avoir pas à poser dans la soufflerie antipathique, je
pointe vers un repère donné par Papy, les crêtes de Chauvet.
La radio est toujours aphone, pas même un crachoulli.
Ce silence me confirme que, hormis le Sud de plus en plus fort, la vallée
resserrée au début du lac de Sautet, le bâtiment curieusement
perché sur un flanc de montagne (on dirait un couvent... ce doit être
La Salette), je suis religieusement seul sous ma toile et ma croix d'aluminium.
Je n'irai pas voir de plus près ; j'ai cru plusieurs fois entendre de
la bouche des spécialistes que, "Ça ne marche pas à
la Salette "! Sans doute n'y a-t-il pas assez de cierges brûlés
à l'extérieur pour allumer du thermique !
À la fin de cette transition ,je viens caresser la première boule
qui tient lieu de sommet, mais celle-ci, indifférente et hautaine, ne
soutient pas mes avances ; la deuxième, (la Montagne de Rousse ?) sera-t-elle
plus chaude ? Bernique, je n'ai pas la côte et je ne suis plus très
haut !
Je me lance sur le plateau vers la gauche ! Grosse erreur, j'ai oublié
que Papy avait dit au bout du plateau mais à droite.
En fait de soutien espéré d'une pompe, je me sens tenu par dessous
par quelqu'un qui s'accroche, que je ne vois pas, mais qui m'attire vers ce
plateau avec conviction et forces empoignades. Basculer vite dans la vallée
avant d'avoir à subir les rouleaux qui doivent en décoiffer les
bords, semble la meilleure alternative.
Malgré mon inquiétude et contre toute attente, je me retrouve
sans agression trop sévère près d'un petit village avec
église, cours d'eau, étang, grands prés... etc... le calme
rêvé !
Le village a l'air calme, c'est vrai, mais l'eau du petit lac se ride avec véhémence
pour exprimer un avis légèrement différent. Un bouquet
de penons multicolore, au coin d'un carré d'arbres me donne l'axe du
vent pour aborder ce qui ressemble étrangement à un atterrissage
Fait par les Fous du Vol Libéré. Homologué ou pas, j'adopte
!
Mon âme de touriste baladeur me conduit au-dessus du village, avant de
passer sur les maisons qui bordent le terrain choisi pour remettre les pieds
sur terre. Sur les dernières maisons je me prends une baffe du style,
"Hé petit ! Va donc réviser tes biscottos, tu ne fais pas
le poids !"
Têtu comme deux mules et légèrement maso, J'Y R'TOURNE !
Après une nouvelle tentative infructueuse, je peux vérifier sur
mon vario que la donneuse de claques en question s'appelle plus de 5m/s (vario
bloqué), et me tire vigoureusement vers le haut. Le village s'éloigne
par le bas, mes petits biscottos ont quelques peines à maintenir la cadence
et la belle, croyant à mon indifférence, me jette comme un mal
propre.
Trop tenté par cette liaison tendancieuse, j'y retournerais encore et
encore, jusqu'à ce que, raisonnablement convaincu d'avoir atteint un
certain niveau de fatigue, je renonce à ce jeu palpitant pour regagner
la terre.
C'est là que tout se complique, je ne vois plus les penons (en fait,
je ne les regardes pas !) et je reprends l'axe décidé quelques
"massages" plus tôt.
La farce se produit sur le dernier toit, rebaffe, remonte, retourne, redescend,
retoit, rebaffe... etc... Mais je veux descendre Moi !
Enfin, à la bison futée, j'évite le passage sur le toit
(au-dessus du... je précise), la baffe et le scénario précédent
pour m'aligner sur un terrain accueillant, mais qui défile un peu vite
! Tu parles, vent de cul ! Je suis bon pour les arbres près de la rivière
!
Non ça se calme un peu ; au pire, ce sera la luzerne qui prolonge le
terrain. Le moteur des biscottos rame et signale par de multiples points durs
qu'il est grand temps de conclure.
Voilà la luzerne, la vitesse faibli, le vent aussi semble-t-il, et c'est
comme une feuille morte que je me pose en douceur malgré un poussé
pour lequel le terme de "faiblard" n'a d'autre but que d'en valider
l'existence maladive.
Mettre l'aile à l'abri des arbres me permet de vérifier que je
me suis posé avec du 3/4 arrière, sans dégâts, même
pour la luzerne !
Un petit saut rapide à la maison sous la baffe, me donne avec l'autorisation
du propriétaire, la possibilité de faire passer un message sur
le portable de Papy. D'ici, avec la radio, j'ai un petit doute pour réussir
à le joindre !
Même résultat, la porteuse est absente, le portable est inaccessible.
Heureusement, ma très dévouée et gentille collaboratrice
d'un magazine qui parle de vol libre... délaissera quelques instants
la lecture de son roman préféré pour assurer un relais
très efficace.
J'entendrai plus tard et avec grand plaisir revivre ma radio par la voie chaleureuse
du Papy récupérateur.
Je n'ai pas, ce jour-là, battu mon record de distance, mais j'ai passé
deux heures et demie de moments très intenses sur un peu plus de quarante
km de vol en solitaire.
J'ai éprouvé quelques difficultés à retracer le
chemin parcouru exactement, et si je veux apprendre les noms des sommets et
les reconnaître, il faudra recommencer au plus tôt !

Taitenlair
Auteur : Michel Charpentier
Vol Libre Isère n°54 juillet 1996
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